Entretiens

L’écriture du mythe Naxi

Astrid Narguet, commissaire de l’exposition

L’écriture pictographique naxi est hiérophante. Elle traduit l’inconscient de l’homme dans la réalité de la vie par l’intermédiaire des prêtres dongba qui, avec la maitrise de l’écriture des images, nous offrent la clé symbolique du monde.
Le parcours de l’exposition «Dongba: des pictogrammes naxi à l’art contemporain» nous porte aux racines de la religion dongba. La sphère religieuse naxi a toujours été caractérisée par un fort syncrétisme culturel, déterminé en grande partie par la position géographique de son territoire. Ainsi, l’influence de l’antique croyance des pasteurs des steppes que les Naxi porteront avec eux depuis leur migration du Tibet nord-oriental (actuellement la région du Qinhai) jusqu’aux croyances Bon de l’area tibétaine précédant l’introduction du bouddhisme.
Pour eux le monde est le temple de toutes les manifestations du sacré et les prêtres dongba ont le pouvoir de communiquer avec l’image invisible. Les manuscrits antiques, les objets de culte, les costumes dongba, les peintures des divinités nous plongent dans la magie de l’espace sacré dongba nous révélant ainsi les mystères de ses traditions fondées sur les pratiques shamanistes, sur le culte des ancêtres et une multitude de divinités représentant in primis les forces de la nature. Au pied de la montagne Yulong, entre le ciel et la terre, bien calé dans l’éternité.
Je ne peux m’empêcher, après de si longues années au contact des prêtres dongba, de déchiffrer leur sagesse orientale comme remède au désarroi de nos sociétés modernes. Un savoir primordial de l’humanité irradie dans chaque image de leur écriture, nous faisant découvrir leur pensée religieuse intrinsèque, leur symbolisme magico-religieux et son rôle dans la société traditionnelle.
L’écriture pictographique comme mode de connaissance, le monde dans les images, brassant les symboles et les mythes à une échelle universelle. Les images symboliques précèdent le langage, elles sont consubstantielles à l’être humain. Elles révèlent les secrètes modalités de l’être et permettent de mieux connaitre l’homme qui n’a pas encore composé avec les conditions de l’histoire et qui porte l’empreinte d’un souvenir, d’une existence plus riche, plus complète, presque béatique. Le savoir primordial est réintégré par les images et les symboles, un archétype impossible à «réaliser» dans une existence humaine quelconque.
La narration pictographique de la littérature dongba est très puissante, c’est une force qui projette l’être humain historiquement conditionné dans un monde spirituel infiniment plus riche que le monde clos de son «moment historique». C’est une écriture initiatique que celle des prêtres dongba, hors du temps et de l’espace. Les symboles ne disparaissent jamais dans l’actualité psychique, ils peuvent changer d’aspect mais leur fonction reste la même.
L’écriture pictographique imite le réel, le reproduit, le réactualise, le répète et le métamorphose à l’infini pour nous dévoiler le monde dans sa totalité car l’image a pour mission de montrer tout ce qui demeure réfractaire au concept. L’image invisible alors prend forme.
L’exposition met en scène l’homme compris comme symbole vivant, reprenant conscience de son propre symbolisme anthropocosmique. C’est à travers l’espace sacré dongba que l’espace du réel est appréhendé parce qu’il raconte les manifestations de la véritable réalité: le sacré.
Nous pourrons tisser le fil du temps depuis l’origine de la genèse du peuple naxi jusqu’à l’expression artistique contemporaine, une quête de l’absolu sous toutes ses formes Pour illustrer l’origine mythologique et symbolique de l’écriture pictographique dongba, prenons l’exemple de plusieurs pictogrammes.

Entretiens bg pittogrammi

Il est intéressant de voir un exemple important du symbolisme du temps pour les Naxi. La lune et le soleil mesurent les plus sensibles périodicités et ce sont leurs images relatives qui ont servies les premières à exprimer la mesure du temps.
Cette forte prévalence de l’identité ethnique naxi a ainsi permis de préserver la culture dongba jusqu’à nos jours, sans l’identifier ou bien la stéréotyper, a la culture dominante Han.

L’écriture pictographique constitue une ouverture vers un monde trans-historique ou l’image attend l’accomplissement de son sens. Un symbole, un mythe, un rituel peut nous révéler la condition humaine en tant que mode d’existence propre dans l’univers. L’image est le symbole de l’ordre du monde codifié avec le mouvement du sens derrière la forme. Les mythes se dégradent et les symboles se sécularisent, mais ils ne disparaissent jamais, fut-ce dans la plus imprégnante des civilisations, celle de la Chine du XXIe siècle.
Comment ne pas voir le rapport interdépendant de l’homme avec la nature dans toute l’histoire mythologique naxi? À la recherche de nouveaux mythes.
Depuis son origine, l’identité naxi se manifeste à travers le lien profond entre l’homme et son environnement. En effet, l’homme et Su, le dieu de la nature dans la culture mythologique dongba, sont demi-frères, partageant le même père mais nés de mère différentes. Les Naxi se nomment eux-mêmes les fils du ciel et vivent dans une société traditionnelle fondée sur l’harmonie absolue avec la nature. C’est dans ce cadre que le prêtre dongba rayonne puisque c’est lui qui permettra aux hommes de maintenir une relation juste et équitable avec le monde environnant en invoquant les dieux et les esprits protecteurs lors des cérémonies rituelles. Chaque phénomène naturel a une conscience et des sentiments, l’être s’incline devant la nature et s’il accepte cette dépendance, paradoxalement lui rendrait une véritable maitrise, celle de lui-même.
L’écriture pictographique est utilisée par les prêtres dongba comme une clé de lecture symbolique du silence signifiant de l’univers, le ciel la terre et l’humanité. Les pictogrammes retranscrivent avec poésie le rythme céleste entre l’esprit, le corps et l’âme.
La littérature dongba exalte aussi la pensée de symbiose de l’homme avec son environnement, formant l’ensemble des êtres vivants du vaste superorganisme raconté dans les mythes fondateurs naxi. Elle nous éclaire par sa poétique d’images et sa narration dotée d’une intelligence sensible. Nous retrouvons ainsi cette quête originelle dans l’expression de l’art contemporain naxi. En effet les artistes aspirent à la création de nouveaux concepts philosophiques et écologiques en écoutant le murmure de la nature spirituelle. L’art opère jusqu’à dans l’invisible, l’artiste, tout comme le dongba, est l’intermédiaire entre des configurations d’énergie en place et des énergies latentes qu’il libère. Il est liaison. L’artiste prend conscience des énergies présentes afin d’identifier celles qui nous aliènent.
Au cours de ces dernières années, on a pu voir l’expression contemporaine dongba s’affirmée alors qu’elle n’avait jusqu’à présent que très peu participée à l’Histoire majeure chinoise, se préparant à son tour, à s’engager dans les grands courants de l’histoire contemporaine.
Cette exposition au cœur des écritures du monde nous rappelle combien il est essentiel de réapprendre à lire et à utiliser les règles de la nature dont nous avons perdu la connaissance et l’habitude.
Le mystère sédimente l’unité de l’homme et lui permet d’acquérir la perspective visionnaire du futur.

Bibliographie:
ELIADE, Mircea, Images et Symboles, Editions Gallimard, 1952.
MICHAUD, Alexis, Michailovsky, Boyd, Syllabic Inventary of a western naxi dialect and correspondence with Joseph F.Rock’s transcriptions, “cahiers de linguistique Asie Orientale», 2006.
TURINI, Cristiana, I livri del pipistrello bianco-ricostruzione linguistica, filosofica e culturale di un manuscritto rituale naxi, Edition Orienti Study, ricerche e materiali sugli universi cinesi, Quodlibet, 2016.
LOGE, Guillaume, La renaissance sauvage, ouvrage publié avec le concours de la Fondation Zoein, Editions Presses Universitaires de France, 2019.

Astrid Narguet

Astrid Narguet est une commissaire d’exposition française basée entre Rome et Beijing.
Depuis 2005 elle est Co-directrice et Co-fondatrice de la Galerie Otto de Roma avec Lucilla Stefoni. 2022 | Astrid Narguet est l’auteure du volume “Oxygen” di Alfio Mongelli, Società Dante Alighieri,Palazzo Firenze – sala Primaticcio – Roma 2020 – 2021 | Commissaire d’exposition au Musée Champollion – Les Écritures du Monde – Figeac, France. L’exposition «Dongba: des pictogrammes naxi à l’art contemporain» – 2019 | Commissaire d’exposition au Musée des arts asiatique de Nice avec la collaboration de Xiaomin Giafferri, Directrice de la section de chinois à la Faculté de Lettres UFR LASH, et Directrice de l’Institut Confucius Côte d’Azur – Exposition

«Dongba: Des pictogrammes naxi à l’art contemporain» 2019 | Installation de la sculpture monumentale Oxygen à WUHAN au siège de Wuhan National Planning and Design Institute – Commissaire d’exposition 2019 | Exposition «Roaring Sea. Still Mind» Satish Gupta Centre d’art Habitat, New Delhi, Indie 2017 -2019 | Exposition The art of spiritual Era Brightens all living Things: The Art of Dachan World Tour Exhibition – Commissaire d’exposition – Musée National de Calcutta, Inde: Biennale de Venise, Académie des Beaux Arts, Rome: Charlottenburg, Berlin; Allemagne; Centre d’art Lincei, Sao Paulo, Brésil. 2018 | Exposition “La grande immagine – Forme dell’arte di propaganda maoista”, Musée Capitolare di Atri, Abruzzo, Italie – Commissaire d’exposition 2017 | Exposition «La culture Dongba», Musée Capitolare di Atri, Abruzzo, Italie – Commissaire d’exposition 2015 | Exposition «Paysage Interieur» Sepideh Sarlak, Teheran, Iran 2014 | Exposition “Appropriation and pastiche”, Gotha, Parma, Italie – Commissaire d’exposition avec Huang Du 2014 | la Biennale Jing’an International Sculpture Project – Commissaire d’exposition Biennale de Shanghai avec l’artiste italien Alfio Mongelli, fabrication en Chine de l’œuvre monumentale «Oxygen»
Education : Beijing Normal University – Spécialisation langue et culture chinoise, Beijing, Chine. École Nationale de l’Opéra de Pékin, spécialisation théâtre chinois, Beijing, Chine. Beijing Drama Université, spécialisation de l’histoire et de la culture chinoise, Beijing, Chine.

Entretiens 3

Manuscrit dongba

La sauvegarde du patrimoine écrit,
l’exemple des manuscrits dongba

Céline Ramio, commissaire de l’exposition

En 2003, en raison du caractère remarquable du système d’écriture mis au point par les Naxi, l’Unesco inscrivait les manuscrits anciens dongba au Registre Mémoire du monde. Ce programme, mis en place en 1992, a pour mission la préservation du patrimoine documentaire. A ce titre il englobe les documents écrits, visuels ou sonores, «susceptibles d’être conservés, reproduits ou copiés» et tend à alerter sur la fragilité de ces objets et sur l’importance de les conserver et d’en permettre la diffusion.

Le patrimoine documentaire constitue la mémoire collective du monde. Il englobe aussi bien des manuscrits anciens, que des journaux, photographies ou encore des disques ou films. Il est le marqueur de la diversité culturelle. Sa vulnérabilité est à la fois liée aux supports même des documents (papyrus, papier, cuir…) particulièrement sensibles au vieillissement naturel ou aux facteurs environnementaux mais également au manque de structures permettant sa conservation dans des conditions optimales dans bon nombre de pays. Il est de plus particulièrement sujet aux risques liés aux troubles sociaux ou politiques, aux guerres et à ce que l’Unesco qualifie
« d’amnésie culturelle ».

La destruction des temples ou vestiges archéologiques, l’interdiction des pratiques culturelles…, sont autant de manière d’assujettir un peuple ou d’imposer une légitimité politique. Le pillage et le trafic sont de terribles fléaux également. Sauvegarder le patrimoine documentaire, qu’il soit écrit, visuel ou sonore permet de conserver l’histoire et la mémoire des peuples dans toute sa diversité.
Plusieurs projets de préservation du patrimoine documentaire sont actuellement en cours à travers le monde, tel la sauvegarde des manuscrits de Tombouctou, la documentation autour de la construction et la chute du mur de Berlin ou encore l’accessibilité aux archives afférant à la traite des esclaves. Plus de 400 documents sont recensés à ce jour dans 84 pays différents.

Les manuscrits dongba ont été inscrits en 2003, quelques années après le classement au patrimoine mondial de l’Unesco de la vieille ville de Lijiang et dans le cadre d’une revitalisation de la culture naxi.
Comme le notait alors l’Unesco « Ce qui ne cesse de surprendre beaucoup de personnes et ce qui nous conduit à considérer cette culture comme remarquable, c’est que les ancêtres des naxi avaient pu créer un système d’écriture de plus de deux mille caractères, en utilisant des pictogrammes spéciaux pour exprimer leurs coutumes et transcrire leurs écrits. Sous la pression d’autres cultures, la culture dongba tend à se disperser et à disparaître lentement. Il ne reste que quelques maîtres capables de lire les écrits de cette culture. À l’exception de ce qui est déjà réuni et conservé, la littérature dongba est donc sur le point de s’éteindre. De plus, comme elle a été composée sur du papier fabriqué à la main et qu’elle a été reliée à la main, cette littérature ne saurait résister au vieillissement naturel et aux manipulations incessantes. Etant donné l’état actuel des choses, le problème de savoir comment sauvegarder ce patrimoine rare et non reproductible de l’humanité est devenu une priorité pour le monde. »
En effet, dès 1949, et encore plus fortement durant la Révolution Culturelle chinoise (1966-1976), la religion dongba va être prohibée en raison de son caractère jugé superstitieux. Les rituels et la transmission des savoirs dongba vont cesser pendant plusieurs décennies. Il faudra attendre les années 1990 pour voir un nouvel élan autour de cette culture. La création d’écoles enseignant les savoirs traditionnels dongba dans la région de Lijiang va permettre aux jeunes générations de renouer avec leur passé. On assiste également depuis une vingtaine d’années à la reprise de certaines cérémonies, réinterprétées parfois à l’aide des données collectées par les premiers explorateurs européens témoins de ces pratiques au début du XXe siècle, tel Joseph Rock. La culture dongba, devient dès lors le support au fort développement touristique de la région, amplifié par la labellisation de la ville de Lijiang par L’Unesco.

Le terme de « culture » dongba apparaît au début des années 1980 pour désigner de manière laïque la religion dongba et la détacher des croyances chamaniques qui la constitue. Ce terme englobe les savoirs traditionnels, les chants, danses et les manuscrits pictographiques supports mnémotechniques des nombreux rituels pratiqués par les maitres dongba. C’est notamment cette écriture, et sa spécificité, qui sont mises en avant dans la préservation de la culture dongba. Ainsi, depuis une quarantaine d’année, les écrits dongba bénéficient d’un programme de recherche visant à recenser les manuscrits existants, à les étudier et les traduire en chinois afin d’en préserver le sens.
Plus de 25 000 manuscrits sont dénombrés à ce jour et conservés dans des bibliothèques en Chine, au Japon et en Occident. On estime à un millier le nombre de textes différents de la littérature dongba, regroupant des rituels religieux et prières, des textes sur la cosmogonie et les mythes, des textes de divination ou d’exorcisation mais également des écrits sur la médecine ou l’astrologie.
Ces manuscrits sont composés de papier végétal assez épais fait à la main localement. Les feuilles sont découpées en rectangles allongés reliés par une couture sur le côté gauche. Les textes, inscrits à l’aide d’un fin morceau de bambou taillé et d’une encre à base d’un mélange de suie et de bile, sont disposés dans des cases de dimensions irrégulières ponctuant le récit.
Le travail mené par l’Institut d’étude de la culture Dongba, avec l’aide de plusieurs maitres dongba, a permis de publier dès 1999 un premier corpus regroupant 100 volumes de cette littérature.

Le caractère pictographique de cette écriture rend sa compréhension très difficile pour les non-initiés tant elle est liée aux croyances et rites traditionnels. Les pictogrammes servaient d’aide-mémoire pour les maitres dongba dans la réalisation des rituels et ne pouvaient être compris que des personnes averties. La transmission de ce savoir ne se faisait que de manière héréditaire et orale. Or, la création des écoles et la transcription de ces textes, s’ils œuvrent à la préservation de ce savoir en dénature le caractère profond. C’est là toute la dichotomie de ce renouveau culturel et de la sauvegarde de ce patrimoine. Pour être préserver, ce patrimoine secret et spirituel doit être divulgué ; ce savoir oral doit être retranscrit ; et ces pratiques religieuses doivent être réinventées sous un angle plus laïque et souvent touristique. Entre modernité et tradition, les naxi cherchent à préserver leurs coutumes et croyances tout en s’inscrivant dans le monde d’aujourd’hui. Ainsi, un système d’informatisation des pictogrammes est actuellement à l’étude, qui permettrait de les encoder à des fins de diffusion.
L’écriture dongba est considérée comme la dernière écriture pictographique encore en usage à l’heure actuelle. De par sa spécificité culturelle, son usage déterminé et son caractère graphique indéniable, il était important pour un musée comme le Musée Champollion – Les Écritures du Monde de Figeac, de donner à voir et à comprendre ces manuscrits qui trouvent ainsi leur place au cœur des écritures du monde.

Bibliographie et sitographie:
www. Unesco.org
www.bina.bulac.fr
Emmanuelle Laurent, Autour de la préservation de la culture des naxi de Lijiang; in Carnets de recherche de la BULAC, 10 novembre 2015. Frédérique Guyader, Tourisme de Masse et représentations au centre d’articulations identitaires dans le comté de Lijiang (enquête), in Terrains et Travaux, 2009/2 n° 16, pages 55 à 76

Céline Ramio, Directrice des Musées de Figeac

Titulaire d’un diplôme en muséologie de l’Ecole du Louvre et d’un DESS en conservation préventive de l’Université de Montpellier, Céline Ramio a débuté sa carrière comme responsable des collections au Musée de Boulogne-sur-Mer. En 2012, elle prend la direction de ce musée et conduit un projet de restructuration des collections permanentes et un important partenariat avec les cultures autochtones d’Alaska. Depuis 2016, elle dirige les musées de la ville de Figeac, dont le Musée Champollion – Les Écritures du Monde, installé dans la maison natale de l’égyptologue et spécialisé dans l’histoire des écritures du monde.